VIII
FORT EXETER

Le débarquement commença à une heure du matin et tout se passa avec une facilité déconcertante. Poussé par un vent favorable, le sloop s’approcha du rivage, jeta l’ancre et commença à mettre les fusiliers à terre comme à l’exercice.

Le major Samuel Paget prit la première embarcation et, lorsque Bolitho posa le pied sur le sable mouillé, se cognant dans les fusiliers, il eut le temps de se dire que le major avait un sens de l’organisation assez étonnant : il avait trouvé moyen de racoler deux Canadiens en leur expliquant qu’ils faisaient de meilleurs éclaireurs que tous les chiens de la terre. Les deux hommes, barbus, l’air féroce, dans leurs habits de trappeurs, répandaient une puanteur à faire pâlir un putois.

L’un des deux, un Écossais aux yeux tristes du nom de Macdonald, avait vécu quelques années en Caroline du Sud avant de fuir lorsque les loyalistes avaient été battus par la milice. Il en avait gardé une haine tenace qui rappelait à Bolitho celle de Moffitt.

Paget accueillit Bolitho avec la rudesse qui lui était habituelle.

— Tout est calme, je veux que vos hommes soient en position avant l’aube. Lorsque ce sera fait, nous distribuerons l’eau et les rations – il examina le ciel rempli d’étoiles avant de grommeler : Il fait encore bien trop chaud à mon goût.

— Mr. Couzens arrive avec les derniers débarqués, annonça Stockdale.

— Très bien.

Bolitho les regarda venir et rendit compte à Probyn qui sortait de l’ombre en soufflant comme un phoque :

— Tout le monde est à terre, monsieur.

Les fusiliers se mirent en route par petits groupes, leurs armes et leurs équipements soigneusement emmitouflés pour éviter tout bruit intempestif, comme des guerriers fantômes d’une bataille oubliée.

— Dieu du ciel, voilà qui donne à penser. Nous sommes plantés là, à des milles de toute terre habitée, nous marchons sans savoir où nous allons ni ce que nous allons y faire. Pas mal, hein ?

Bolitho sourit : il s’était fait à peu près la même réflexion. Les fusiliers avaient l’air de se sentir enfin chez eux à terre, comme eux quand ils étaient à bord. Les marins étaient vaguement inquiets, ils restaient groupés alors même que rien de particulier ne les menaçait.

D’Esterre apparut sans crier gare, souriant de toutes ses dents :

— Venez avec nous, Dick, engagez-vous dans les fusiliers et vous verrez le monde !

Et il partit à la recherche de son lieutenant en faisant tournoyer son épée comme une canne.

La plage brillait faiblement dans l’obscurité, les canots avaient poussé et Bolitho croyait cependant entendre le bruit du vent dans leurs voiles par-dessus le grondement des brisants. À présent, ils étaient vraiment seuls, abandonnés sur ce rivage inhospitalier et totalement entre les mains de deux éclaireurs canadiens que Paget avait « empruntés à l’armée ».

Et s’ils avaient été trahis, s’ils se jetaient tout droit dans une embuscade ? La nuit était calme, on n’entendait que le bruit du vent dans les arbres, des cris d’oiseaux. Le vent était différent ici, ce qui n’était pas surprenant : il faisait bruire les palmes qui surplombaient le rivage, donnant à l’endroit une touche tropicale assez déroutante.

Le lieutenant Raye, officier fusilier du Trojan, s’avança et s’exclama :

— Ah, vous êtes là ! Le major vous demande de suivre avec l’arrière-garde, monsieur Bolitho. Assurez-vous que les hommes ne se prennent pas les pieds dans les échelles et tout le barda – il salua Probyn qu’il venait d’apercevoir : Le major vous envoie ses compliments, monsieur, et souhaite que vous le rejoigniez avec le gros du détachement.

— De foutus soldats, grogna Probyn, voilà ce qu’on est devenus !

Bolitho se poussa sur le côté pour laisser passer des marins lourdement chargés d’échelles, de palans, de poudre et de mousquets. Les autres portaient la nourriture et l’eau.

Le lieutenant Quinn était resté derrière. Quelques ombres balisaient le chemin, des tireurs d’élite qui allaient couvrir leur progression. Bolitho attendit qu’il fût arrivé à sa hauteur.

— Et votre blessure, James, ça va ?

— Je ne la sens pas trop – il était tremblant : Mais j’avoue que je préférerais être à bord.

Bolitho se souvenait qu’il lui avait dit exactement la même chose avant le dernier combat. D’Esterre et Thorndike jouaient aux cartes à la lueur d’une lampe, tout le bateau dormait.

— Ce qui me fait peur, c’est ce que je serai capable de faire, reprit Quinn, presque suppliant. Si je dois me battre au corps à corps, j’ai peur de craquer.

— Allez, allez, calmez-vous, à chaque jour suffit sa peine.

Mais il comprenait trop bien ce que ressentait Quinn, il avait eu exactement la même impression après avoir été blessé. Pour Quinn, les choses étaient encore pires : il n’avait pas eu l’occasion de retourner au combat depuis ce qui lui était arrivé.

Mais Quinn continua comme s’il ne l’avait pas écouté :

— Je pense souvent à Sparke, à sa façon de hurler et de tempêter. Je ne l’ai jamais beaucoup aimé, mais j’admirais son courage et son… comment dire ? son style.

Bolitho se précipita pour rattraper un marin chargé de mousquets qui avait trébuché sur une racine.

Le style, c’était vrai : aucun mot n’eût mieux décrit Sparke.

Quinn poussa un soupir.

— Je ne serai jamais capable d’en faire autant, dussé-je vivre cent ans.

Il y eut un bruit et un fusilier leva son fusil avant de le baisser vivement vers l’herbe touffue.

— Un serpent ! – il s’essuya le visage : Mazette, si c’est tout c’qu’on trouve à bouffer dans le coin !

Bolitho songea soudain à la Cornouailles en juillet. Des haies, des champs luxuriants, les moutons et les vaches qui parsemaient le flanc de la colline comme autant de fleurs. Il sentait les odeurs, il entendait le bourdonnement des abeilles, le crissement des charrues alors que les garçons de ferme défrichaient quelque nouvelle terre pour assurer la subsistance du pays et de son armée.

— Le ciel est plus clair, monsieur, lui fit remarquer l’aspirant Couzens, essoufflé.

— Nous ne devons plus être très loin, répondit Bolitho.

Mais que se passerait-il si, au lieu de la cachette annoncée par Macdonald, le Canadien, ils tombaient soudain sur un campement ennemi ?

L’arrière-garde avait rejoint le gros de la troupe et les sous-officiers de Paget les attendaient pour répartir les hommes en escouades. Ils s’éparpillèrent aux endroits qu’on leur indiquait, chemises à carreaux des marins et baudriers blancs des fusiliers qui s’estompaient dans la nuit.

Les officiers se regroupèrent dans une petite cuvette boisée pour y attendre leurs ordres.

Bolitho était éreinté, il avait du mal à ne pas bâiller. Il avait pourtant l’esprit clair et soupçonnait que ce bâillement trahissait seulement sa peur. Il avait déjà éprouvé ce sentiment auparavant, trop souvent, malheureusement.

Le major Paget, quant à lui, était frais comme un gardon et ne montrait aucun signe de fatigue.

— Restez avec vos hommes, faites distribuer les rations mais dites-leur bien de tout ramasser et de ne pas laisser une seule trace derrière eux.

Il se tourna alors vers D’Esterre :

— Quant à vous, vous savez ce que vous avez à faire. Faites surveiller le périmètre du camp, placez des sentinelles, doublez-les et dites-leur bien de rester couchées au sol.

Il s’adressa enfin à Probyn :

— Vous prenez le commandement sur place, naturellement, mais j’ai besoin d’un officier.

Probyn poussa un soupir :

— Allez-y, Bolitho. Si j’envoie Quinn, le major n’en fera qu’une bouchée à son petit déjeuner !

Lorsque tous les officiers eurent disparu dans la nature pour retrouver leurs hommes, Bolitho alla rejoindre Paget, en compagnie de Couzens. Stockdale lui avait demandé de venir avec lui, mais il lui avait répondu fermement :

— Gardez donc vos forces pour plus tard, on risque d’en avoir besoin !

Au combat ou au cours d’une tempête, Stockdale n’avait pas son pareil. Mais se déplacer en terrain inconnu où ils pouvaient tomber à l’improviste sur un guetteur ennemi ou sur une patrouille n’était pas vraiment son affaire. Avec son énorme carcasse et ses membres démesurés, il aurait alerté une armée à lui tout seul, mais Bolitho s’en voulait tout de même de lui faire de la peine.

Couzens trépignait littéralement d’excitation : Bolitho n’avait encore jamais vu pareil spectacle. Apparemment, il avait oublié ses peurs, les bruits bizarres et retrouvait l’excitation qui s’empare d’un jeune homme dès qu’il s’agit de combattre.

Pendant que son ordonnance vérifiait une paire de pistolets, le major Paget buvait une goulée à une petite flasque d’argent.

— Tenez, fit-il en la tendant à Bolitho, buvez donc un coup. Ah, mais c’est vous, Bolitho, ajouta-t-il en se penchant pour mieux voir, j’ai déjà entendu parler de vous.

Mais il n’en dit pas plus.

Bolitho se mit à tousser : ce brandy tiède vous brûlait la langue.

Paget tendit la flasque à l’aspirant :

— Vous aussi, buvez donc. C’est une boisson d’homme pour un travail d’homme, pas vrai, hein ?

Et il partit d’un gros rire de crécelle.

Couzens se léchait les babines :

— Merci monsieur, c’est délicieux.

Paget se tourna vers Bolitho en s’exclamant :

— Délicieux, vous entendez ça ? Mais bon sang de bois, qu’est-ce que c’est que cette marine ?

Avec l’ordonnance qui suivait à distance respectueuse, ils s’ébranlèrent en direction du sud-ouest, laissant la mer sur leur gauche. Elle était invisible, mais suffisamment proche pour les rassurer.

Bolitho devinait de temps à autre les éclaireurs de D’Esterre qui s’étaient glissés dans les sous-bois comme des animaux sauvages pour protéger leur chef.

Ils poursuivirent leur progression en silence. Le ciel était clair et les étoiles pâlissaient, le terrain sortait lentement de la pénombre. Ils abordèrent un terrain en pente douce et devaient de temps à autre faire quelques détours pour éviter des buissons d’épineux ou des amas d’arbres tombés.

Une silhouette sombre se leva dans l’ombre.

— Ah, notre gentilhomme canadien ! dit Paget.

L’éclaireur lui fit un petit signe de bienvenue.

— Nous avons fait assez de chemin, major. Si on continuait, vous dévaleriez tout sur le ventre !

Paget fit claquer ses doigts et l’ordonnance lui apporta aussitôt une sorte de cape verte.

Paget ôta son chapeau et son épée et enfila la cape par-dessus la tête. Elle dissimulait totalement son uniforme jusqu’à la taille.

L’éclaireur et Couzens étaient bouche bée, alors que l’ordonnance ne manifestait qu’une parfaite indifférence. Les hommes de Paget devaient être habitués à ses facéties.

— J’ai fait faire ce truc l’an passé, murmura Paget, je n’ai pas trop envie de me faire éclater la tête par un homme des bois, vous voyez ?

— C’est une très bonne idée, monsieur, répondit Bolitho qui souriait encore. J’ai déjà vu des braconniers utiliser ce système.

— Ouais.

Le major se mit précautionneusement à quatre pattes.

— Bon, il n’y a plus qu’à attendre. D’ici à une heure, le coin va être infesté de mouches et autres bestioles, et je veux être rentré au campement avant.

Mais il leur fallut une demi-heure pour trouver un point d’observation convenable. Pendant ce laps de temps, le ciel s’était beaucoup éclairci. Se soulevant sur les coudes, Bolitho aperçut la mer et l’horizon qui faisait comme une ligne dorée. Il se hissa un peu plus avant. L’herbe lui piquait les mains et la figure, le sol grouillait de minuscules insectes. Le soleil n’était pas encore levé et le lagon était encore sombre, mais il distinguait très bien sur l’île basse le fort, forme noire assez confuse qui se détachait sur l’eau, et les moutons qui se pressaient en rangs serrés vers la côte. Il aperçut également deux lanternes et un feu sans doute allumé à l’extérieur de l’enceinte.

Paget soufflait bruyamment à côté de lui. Bolitho empoigna une lunette et la pointa à travers un buisson.

— Faites attention : sous cet angle, le soleil peut se réfléchir sur une lentille et nous risquerions de nous faire repérer.

— Vous voyez les canons, monsieur ? lui demanda Couzens.

Bolitho fit signe que non. Il imaginait déjà les fusiliers contraints de charger sur l’étroit passage dans un déluge de mitraille ou pis encore.

— Pas encore. Le fort n’est pas carré, ni même rectangulaire. Il a six, peut être sept côtés. Peut-être un canon par côté.

L’éclaireur s’approcha.

— En principe, major, ils doivent avoir un bac – il leva le bras, dégageant une odeur pestilentielle : Quand ils reçoivent du ravitaillement de terre, ils mettent les chariots et les chevaux sur le ponton et ils déliaient le tout.

— C’est bien ce que je pensais, fit Paget. Bon, c’est par là qu’on arrivera, même heure demain, quand tous ces salopards seront en train de roupiller.

L’éclaireur fit un drôle de bruit entre ses dents.

— Ce serait mieux en pleine nuit.

— Non, répliqua vivement Paget, la nuit ne sert à rien ni à personne ! Aujourd’hui, on observe, et demain, on attaque.

— Comme vous voudrez, major.

Paget se laissa rouler sur le côté et fixa Bolitho.

— Vous prenez le premier quart, compris ? Si vous voyez quoi que ce soit d’intéressant, envoyez-moi votre garçon.

Et il partit en se faufilant de façon étonnamment discrète.

Couzens eut un sourire forcé.

— Nous sommes tout seuls, monsieur ?

Pour la première fois, il paraissait un peu nerveux.

Bolitho lui rendit son sourire.

— On dirait bien. Mais vous avez repéré le dernier piquet. Si vous devez retourner là-bas pour porter un message, rejoignez-le directement, je ne veux pas que vous tramiez n’importe où.

Il sortit son pistolet de sa ceinture, le soupesa, puis son sabre qu’il enterra dans le sable pour éviter tout risque de réflexion. La chaleur n’allait pas tarder, non, ne pas penser à de l’eau fraîche !

— J’ai le sentiment de faire quelque chose, monsieur, fit Couzens, je veux dire, quelque chose d’utile, enfin.

— J’espère que vous avez raison, soupira Bolitho.

Le temps pour le disque solaire de quitter l’horizon et d’éclairer brillamment le fort et son mouillage, Bolitho avait appris énormément de choses sur son compagnon. Couzens était le cinquième enfant d’un ecclésiastique du Norfolk, il avait une sœur, Beth, qui espérait bien épouser le fils du seigneur de l’endroit, et sa mère faisait la meilleure tarte aux pommes de tout le canton.

Ils firent enfin silence pour observer le fort et ses alentours. Bolitho ne s’était pas trompé : le fort était de forme hexagonale, les murs faits de deux rangées de palplanches entre lesquelles on avait entassé des pierres et de la terre tassée. Un parapet prolongeait l’enceinte de chaque côté. Même un énorme boulet aurait eu du mal à transpercer pareille défense.

Une tour carrée surmontée d’un mât de pavillon avait été construite du côté du large. Un petit panache de fumée s’élevait lentement dans le ciel et l’on devinait à l’odeur la présence d’une cuisine dans la cour centrale.

Le mur était naturellement muni d’embrasures. Lorsqu’il y eut davantage de lumière, Bolitho aperçut deux canons pointés sur la terre et le passage submergé, ainsi qu’une grande porte.

Deux petites embarcations étaient tirées au sec sur la plage la plus proche. Il distingua aussi une épave, sans doute résultat d’une escarmouche remontant à un an plus tôt ou même davantage.

— Regardez par là, monsieur ! s’écria Couzens, tout excité, le bac !

Bolitho abandonna sa lunette et vit le ponton solidement amarré. C’était une construction assez grossière munie de câbles de halage et de rampes en bois destinées à faciliter l’embarquement des chevaux et des chariots. Sur les deux rives, le sol était couvert de traces qui laissaient imaginer de nombreuses allées et venues.

Il pointa lentement sa lunette sur le mouillage qui n’était guère important, mais suffisant pour accueillir deux bâtiments, bricks ou goélettes.

Une sonnerie de trompette éclata soudain et, un peu plus tard, les couleurs montaient lentement au mât. Quelques têtes apparurent au-dessus du parapet puis Bolitho distingua une silhouette qui s’avançait doucement vers le ponton, tenant d’un geste négligent son mousquet par le canon. Il retint son souffle : il y avait donc une sentinelle cachée quelque part dans les parages, et mieux valait le savoir.

Le tour de garde de la sentinelle prenait donc fin au lever du jour. Pour que le plan de Paget pût marcher, il fallait lui régler son compte avant toute chose.

Pendant toute une heure, Bolitho étudia ainsi le fort, méthodiquement et dans tous les détails, plus pour passer le temps qu’avec une intention précise. La garnison ne semblait pas très nombreuse et toutes les traces de sabots près du bac laissaient à penser qu’un fort détachement avait quitté récemment les lieux, sans doute à cause de la présence de l’escadre anglaise signalée dans le sud.

Le plan de l’amiral Coutts était d’une simplicité enfantine, mais il aurait sans doute bien aimé être sur place pour voir ses idées prendre forme.

Macdonald se glissa à côté de lui sans qu’il l’eût entendu arriver.

— Vot’sabre vous aurait guère servi, m’sieur, fit-il dans un grand sourire qui dévoilait une dentition avariée, j’vous aurais tranché la gorge sans problème !

Bolitho respira.

— Vous avez sans doute raison.

Quinn et l’aspirant Huyghue arrivaient en rampant dans les buissons, et il ajouta :

— Il semblerait que la relève arrive.

Une fois arrivé au poste de commandement, Bolitho décrivit à Paget tout ce qu’il avait vu.

— Il nous faut absolument ce bac, décida le major – et se tournant vers Probyn : Du boulot de marin, non ?

— Naturellement, répondit Probyn en haussant les épaules.

Bolitho alla s’asseoir contre un palmier et avala une gorgée d’eau.

Stockdale s’approcha de lui :

— Alors, monsieur, ça se présente mal ?

— Je ne sais pas trop.

Il revoyait en imagination le ponton, la sentinelle qui émergeait, à moitié endormie. Lorsqu’un fort se sentait aussi bien défendu, la garnison pouvait sans peine se laisser aller à une confiance démesurée.

Stockdale le regarda, soucieux.

— Je vous ai préparé un endroit pour vous reposer, monsieur – il lui montra une espèce de niche qu’il avait taillée dans un buisson : Il faut dormir quand on va se battre.

Bolitho se glissa dans l’alvéole. Le goût de l’eau s’était déjà effacé de sa bouche. La journée promettait d’être longue, et l’attente est plus insupportable que tout.

En tournant la tête, il entendit quelqu’un qui ronflait : Couzens était étendu sur le dos, le soleil avait effacé ses taches de rousseur.

Le spectacle du jeune homme qui dormait si tranquillement l’aida à se calmer. Couzens rêvait sans doute des tartes de sa mère ou du village somnolent du Norfolk où Dieu sait qui ou quoi lui avait mis en tête de devenir officier de marine.

Stockdale alla s’asseoir contre un tronc et resta là à veiller sur son maître endormi. Il était toujours éveillé lorsqu’un homme de D’Esterre arriva en rampant et lui murmura :

— Où est le lieutenant ?

Bolitho se réveilla péniblement. Il ne savait même plus ni où il était ni ce qui se passait.

— Le major vous présente ses compliments, fit le fusilier d’une voix lasse ; il voudrait que vous alliez le rejoindre à l’endroit où vous étiez ce matin.

Bolitho se leva brusquement, il avait mal partout.

— Quoi, qu’est-ce que c’est ?

— Mr. Quinn a aperçu une voile bizarre, monsieur.

Bolitho se tourna vers Stockdale en faisant la grimace.

— L’heure est bien choisie ! Il n’aurait pas pu trouver pire moment !

Arriver à hauteur du dernier guetteur leur prit beaucoup plus de temps cette fois-ci. Le soleil était beaucoup plus haut dans le ciel et la chaleur rendait la respiration difficile.

Paget, emmitouflé dans sa cape verte, était allongé par terre, sa lunette soigneusement camouflée sous des feuilles. Probyn était un peu plus bas dans la pente, à un endroit où il était allé chercher un peu d’ombre. Quant à Quinn et à son aspirant, on eût dit des rescapés d’une expédition dans le désert.

— Vous voilà enfin, fit Paget ! Regardez par vous-même.

Bolitho s’empara de la lunette et la pointa sur le bâtiment qui se dirigeait vers eux. C’était un navire avec un fort maître bau, le franc-bord qui rasait l’eau laissait deviner qu’il était lourdement chargé. Il avançait comme un escargot, les voiles brunes faseyant lamentablement. C’était un lougre côtier : trois mâts, une coque plutôt ronde mais de construction robuste. Les bateaux de ce genre pullulaient le long de la côte est, et on les utilisait tant pour la navigation en haute mer que pour le transport dans les eaux côtières.

Bolitho essuya la sueur qui lui dégoulinait dans les yeux et orienta la lunette sur la tour carrée qui dominait le fort. Elle n’était plus aussi déserte, de nombreuses silhouettes observaient le lougre. Bolitho découvrit également une porte grande ouverte, des hommes se dirigeaient vers la plage à l’autre bout de l’île. Les canons étaient restés en retraite.

— Ils devaient l’attendre.

— Bien sûr, grommela Paget.

Probyn se lança dans des jérémiades :

— Cela va rendre notre tâche pratiquement impossible, nous avons maintenant l’ennemi de deux côtés. C’est bien notre chance ! conclut-il en jurant.

— J’ai l’intention d’attaquer exactement comme prévu.

Paget observait le lougre d’un œil froid.

— Je ne peux pas me permettre de perdre un jour de plus, une patrouille peut nous tomber dessus à tout moment, et le Spite risque de revenir pour voir ce qui se passe. Non, décida-t-il en haussant la mâchoire d’un geste décidé, nous attaquons.

Et il s’éloigna en rampant dans la pierraille :

— Je reviens, restez observer ici et nous discuterons de tout cela plus tard.

— Il me rend malade, fit Probyn en le regardant s’éloigner.

Bolitho se retourna sur le dos et croisa les bras pour se protéger le visage. Des assaillants microscopiques le piquaient et le mordaient partout, mais il s’en rendait à peine compte. Il songeait au lougre : voilà comment un événement imprévu vous bouleversait un puzzle.

— Il a peut-être raison de ne pas vouloir attendre, dit Probyn avec de la rancœur dans la voix, et je ne crois guère que ce soit le genre d’homme à tout abandonner.

Bolitho savait pertinemment qu’il le regardait et lui sourit :

— Et vous, dans tout ça, qu’en pensez-vous ?

— Moi ? Mais qui se soucie de ce que je peux bien penser ?

Au milieu de l’après-midi, le lougre avait enfin paré la pointe et vint mouiller dans le lagon. Tandis qu’il ferlait ses voiles, Bolitho observa une embarcation qui s’en approchait.

Probyn semblait épuisé.

— Eh bien, vous voyez quelque chose ? demanda-t-il d’une voix impatiente.

Bolitho pointa la lunette sur un homme qui descendait dans le canot. Bravade ou manœuvre de déception, trop grande confiance ? Son uniforme en disait assez long.

— Un officier français, annonça Bolitho. Maintenant enfin, nous savons.

 

En vaillant équipage
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